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S.D.F.

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De la burle aux alizés

Saltimbanques Des Flots

Dix années sur l'eau

Le jour J., celui du grand départ est déjà vieux de dix années!
Que d’eau passée entre les coques de nos trois bateaux successifs...
Cette date anniversaire est  l’occasion de nous retourner sur cette décennie de vie en mer, de regarder avec recul et lucidité notre style d’existence, en mode légèrement décalé des sentiers classiques.
Que de pays visités, que de mouillages extraordinaires, que de rencontres incroyables, d’expériences inoubliables… !
Nous ne saurions même pas choisir un meilleur souvenir parmi tous ces instants de vie, même si les séjours aux Marquises arrivent certainement dans le haut du tableau.

Notre idée du départ, celle du tour du monde en cinq ans, est loin derrière nous ! Tombés une première fois dans le piège envoutant de la Polynésie, nous avons réussi, au deuxième passage, à la quitter avec violence et à continuer le voyage jusqu’en Nouvelle Zélande. Là-bas, nous avons laissé notre deuxième catamaran et sommes revenus aux Antilles acheter un Nautitech 441. L’histoire se répète à nouveau, sans doute pour la dernière fois.
Quelques mois de préparation nous permettrons de rendre ce catamaran prêt à affronter la traversée du Pacifique afin de  rejoindre nos îles préférées.

Mais revenons à notre bilan.

Notre premier constat fait grincer nos articulations, apparaître quelques rides et un peu d’embonpoint, nous avons pris dix années en un clignement de cils...
Certes, nous sommes en bonne santé mais nous étions quand même plus jeunes au moment du départ, « Paliçade » offerte. Les nuits passées à la navigation nous fatiguaient moins, nous cédions moins souvent à la tentation d’une petite sieste réparatrice.
Nous faisions alors partie des navigateurs « encore jeunes » mais nous voici désormais dans le gros peloton des couples de marins qui est constitué pour la majeure partie de personnes d’une soixantaine d’années.
En contrepartie de notre âge avançant, le plaisir de recevoir à bord nos petites filles est un bonheur sans égal, leurs éclats de rires et leurs bavardages donnent au bateau une dimension familiale féerique.

Notre seconde constatation est le changement du monde de la plaisance. Sans entrer dans le désagréable discours  des phrases commençant par la rengaine du « de mon temps », voici la liste des transformations visibles dans ce microcosme flottant.

 - Les bateaux sont de plus en plus grands, voire de plus en plus hauts sur l’eau. Les nouveaux modèles offrent un espace de vie immense, avec des postes de pilotage haut perchés, des ouvertures à l’avant du mat, des volumes cubiques dignes de véritables appartements.
Le confort au mouillage est devenu primordial, les restrictions d’eau et d’électricité vont passer en mode légende.

-Le nombre de catamarans a énormément crû en dix ans, mais cela était plus que prévisible ! Ce qui est nouveau, par contre, ce sont les propriétaires des monocoques qui reconnaissent regretter leur choix, par manque de budget ou par idée préconçue.

-L’arrivée de la connexion internet illimitée a changé la vie de mouillage, chacun reste sur son bateau pour échanger ses mails, téléphoner sans modération, télécharger les derniers films.
Plus de recherches de réseau, plus d’échange de mots de passe, plus d’antenne à monter dans le mât ....
Que de contacts et de rencontres ainsi perdus, que de rapports humains relégués en second plan, l’individualisme grignote peu à peu la convivialité légendaire des voyageurs de la mer.

-À mon grand regret, l’échange de livres devient de plus en plus obsolète. Chacun possède des milliers de livres sur sa liseuse électronique, voilà encore de nombreuses discussions plus ou moins  littéraires noyées, des chances de rencontrer de nouvelles amies égarées dans le flot du modernisme.

-Les réseaux sociaux banalisent et réduisent les expériences en une ou deux photos et quelques lignes. D’ici peu, nos récits n’intéresseront personne : trop longs, trop précis, trop personnels, il faut faire vite, toujours plus vite...

-Les espaces de liberté ont la fâcheuse tendance à se réduire, les mouillages sauvages diminuent. Des bouées sont installées dans la plupart des baies fréquentées. Si elles permettent la protection des coraux, elles nous réjouissent, si elles sont posées sur le sable, leur profit mercantile peut heurter les voyageurs que nous sommes.

Toutes ces remarques sont d’autant plus vraies aux Antilles où le nombre de bateau n’a cessé d’augmenter, elles sont moins valables du côté du Pacifique, ce qui explique sans doute notre désir pressant de retourner le long des côtes pacifiques, au pays des Vahinés et des sourires.

Cependant, elles  ne gâchent en rien notre plaisir de naviguer, nous nous adaptons et persistons allègrement dans notre envie de rencontres. Il y a quelque vanité à la simplicité !

Depuis dix ans,  nous avons croisé  des centaines de bateaux, sommes devenus copains avec des dizaines d’équipages et amis avec plusieurs.
Où que nous soyons, des amis de bateau sont proches, prêts à nous retrouver pour poursuivre un bout de chemin ensemble, comme si le temps perdu allait se rattraper, comme si nous ne nous étions jamais quittés. Les conversations reprennent là où elles se sont interrompues et les souvenirs communs resurgissent intacts.

Certains ont arrêté le voyage, pour des raisons de santé, des soucis financiers ou d’autres projets terriens. Beaucoup de femmes ont craqué. L’absence des petits enfants, la peur en navigation, le manque d’autonomie pour celles qui ne conduisent pas les annexes sont des facteurs importants dans la décision de stopper la vie maritime. Nous regrettons souvent leur départ et n’oublions aucun de ces équipages.

Voici un petit pêlemêle de réflexions :

Nous n’étions pas partis au bout du monde pour trouver le bonheur, le bonheur était déjà à bord du bateau dès l’instant où nous y avons posé les pieds (deux marins et deux novices). Il était dans nos cœurs, dans l’amour que nous nous portons, dans l’amour que nous avons pour nos parents et pour nos enfants et qu’ils nous rendent au centuple.

La vie en bateau est différente des vacances en bateau : les journées ne sont pas toutes festives ou actives : l’entretien du matériel, l’avitaillement, les corvées font partie prenante du voyage. Ce sont des contraintes choisies, elles occupent nos esprits, nos mains, elles sont le sujet de discussions sans fin entre capitaines. Pour ou contre les batteries lithium ? Quelle marque d’ancre ? Quelle longueur de chaine ? Je ne vous citerai pas toutes les questions existentielles de la vie en mer.
Voyager, c’est aussi écouter avec envie les récits d’autres navigateurs en salivant devant des destinations encore inconnues. La mer est grande, nous ne lui connaissons pas de frontières.

La plongée tient une grande place dans notre vie de nomades. Certes, c’est bien tardivement que la passion m’est venue, mais elle est tenace ! La contemplation des fonds marins et de ses habitants relève pour moi d’un miracle renouvelé à chaque descente dans cet univers qui me semblait inaccessible au début du voyage.
Chaque bascule arrière est une victoire que je savoure à pleine respiration dans mon détendeur…

Plusieurs questions se posent : Avons-nous changé après dix ans en mer? Est-ce que le  voyage nous a rendus différents, en meilleur ou en pire?
Qu’avons-nous appris, retenu?

Les réponses ne sont pas si évidentes! La vie n’est pas un jeu vidéo dans lequel plusieurs chemins peuvent être empruntés, puis quittés.
Que serions-nous devenus en passant cette décennie dans la pâtisserie, aurions-nous eu toujours la motivation maximale, la santé...?
Nul ne le sait !
Cependant, lorsque nous jetons le regard sur les commerces d’aujourd’hui nous ne regrettons rien et nous nous demandons parfois si nous aurions su et pu  nous adapter aux nouvelles exigences administratives, aux désirs changeants des clients, aux recettes « revisitées »... !

Le voyage nous a éloignés de la société de consommation même si nous retrouvons avec plaisir un  supermarché bien achalandé, même si nous utilisons sans parcimonie les nouvelles technologies et apprécions grandement les outils modernes de communication. 

 Souvent, nous avons reconnu avoir des aprioris bien français et avons changé notre regard sur les  manières de « vivre autrement ».

Nous avons appris à différer notre premier jugement parfois sévère et à faire preuve de plus de tolérance, nous essayons de comprendre les situations de vie délicates ou différentes de celles connues, nous nous sommes enrichis d’expériences nouvelles.
Hélas, nos vilains défauts n’ont pas disparu pour autant, mais j’ose espérer qu’ils se sont un peu amoindris les années passant, nous nous morigénons mutuellement …

 Voici une petite anecdote : Il m’a fallu dix ans d’arc-en-ciel pour me rendre compte que les couleurs de deux arcs parallèles étaient inversées et une encyclopédie vieillotte pour en comprendre la raison.

Le bilan est donc largement positif, c’est pourquoi nous prévoyons de rester sur l’eau, aussi longtemps que nous serons amoureux, en bonne santé, aussi longtemps qu’un coucher de soleil nous émerveillera, qu’un banc de dauphins jouant à la proue du bateau nous réjouira, aussi longtemps que la perspective d’une plongée accélérera les battements de mon cœur....
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